Festival Phénomena « Body and Soul »

En 1916, un groupe d’artistes hardis et enjoués s’empare d’une menue salle de spectacles suisse . Déserteurs, anarchistes, réfugiés, ils viennent des quatre coins d’Europe à la recherche de paix, de sécurité… mais aussi de liberté créatrice, qui est aussi une liberté d’être, liberté que la guerre est en train d’étouffer. Pendant quelques années, ils se livrent à des expérimentations audacieuses et déjantées, mêlant les styles artistiques et déjouant les tabous. Ce sont les artistes du mouvement « dada » : le cabaret Voltaire de Zurich est leur terrain de jeu privilégié.

Cent ans plus tard, plus un, la formule « dada » s’est vue renouvelée, à la Sala Rossa de Montréal, à l’occasion du cabaret Body and Soul. La soirée était organisée dans le cadre du festival Phénoména qui, pour sa sixième édition, rend hommage aux cabarets des années 1910 et 1920.

Mais Body and Soul c’était aussi bien plus qu’un clin d’œil au passé. On l’a su dès l’entrée en scène de la splendide Kama La Mackerel, artiste performeuse transgenre d’origine mauricienne et maître de cérémonie de la soirée. Resplendissante dans une longue robe dorée, elle ouvrait la soirée en invoquant « l’amour, la rage, la magie » qui sustentent l’esprit de résistance et de résilience des communautés queer, trans et racisées. Elle inscrivait ainsi d’emblée la soirée dans la mouvance des luttes très actuelles pour la reconnaissance et les droits des personnes de tous les corps. « Nous allons célébrer le corps et l’esprit tels qu’ils s’expriment dans cette salle et à Montréal, » lançait-elle en guise de maxime pour ce cabaret.

Maxime qui pouvait paraître nébuleuse, mais qui n’était pas pour autant légère ni vide de sens. Non seulement ouvrait-elle la voie à une véritable exploration du concept de pluralité, elle permettait aussi un retour à la source du concept du cabaret – l’assemblage, parfois fragile, de numéros disparates, entre lesquels l’improvisation et la surprise peuvent émerger.

C’était l’esprit nostalgique et absurdiste que l’on retrouvait sur scène en premier, incarnés par la performeuse circassienne australienne Julie McInnes. Vêtue d’une longue cape et d’un fez rouge écarlate et assise sur une grosse chaise en bois, elle évoquait un dompteur de lions en majesté. Entre de courts numéros à la guitare, au saxophone et au violoncelle et sur des tons allant de l’effervescent à l’auto-dérisoire, elle se remémorait sa vie dans les coulisses du cirque et les traces que celle-ci a laissées. Première figure de catharsis par la performance.

On retrouvait le corps tragi-comique dans les numéros du poète performeur Gaëtan Nadeau et du comédien Pascal-Angelo Fioramore. Ce dernier apportait une touche d’hilarité à la soirée : sur quinze minutes, on l’observait préparer méticuleusement son équipement de « DJ » à l’aide d’un nombre invraisemblable de fils électriques, transpirant sous les feux de la scène dans son très sobre costume cravate. Crescendo qui ne menait non pas à un numéro à proprement parler mais à une série de chutes, collisions, culbutes et dégringolades, exécutées au ralenti et d’une maladresse si convaincante qu’on peinait à croire qu’elle ait véritablement été programmée. Déconstruction désopilante de la virtuosité comme vertu artistique et du concept même de performance.

La soirée comptait deux performances par des artistes autochtones. Dans le numéro à la fois le plus simple et le plus émouvant de la soirée, la conteuse et chanteuse innue Nina Segalowicz nous racontait sa trajectoire de vie, de son enfance dans une famille d’adoption de confession juive, à la crise identitaire qu’elle vécut à l’âge adulte puis au renouement avec sa communauté. Récit de vie qui était aussi un récit sur les vicissitudes de l’identité et sur le pouvoir de l’art comme outil thérapeutique. Marly Fontaine, quant à elle, mettait en scène son corps pour évoquer les milliers qui n’étaient pas dans la salle puisque disparus de ce monde – violés, assassinés, et honteusement oubliés. Mais l’artiste a aussi exploité le cadre intimiste du cabaret pour suggérer, en parcourant la salle pour répandre l’encens, que le vivre ensemble est un idéal vers lequel tous peuvent s’engager.

C’est l’esprit d’extravagance qui couronnait la soirée, incarné par le duo Geneviève et Matthieu. Sur un fond de musique électro et dans un décor fait entièrement de tons orangés, un livreur de pizzas et sa femme alchimiste ont fait déflagrer tout sur scène dans une sorte de symphonie déchaînée. Une performance assurée et un brin de folie plus qu’assumé, qui, en fin de compte, résumaient bien ce cabaret. Car Body and Soul, c’était huit performeurs montréalais : huit corps et esprits différents, réunis semblait-il ni spécialement pour plaire ni même pour divertir, mais plutôt pour faire acte de leur présence, et pour ensemble esquisser une certaine liberté.

Auteure : Lara Bourdin

Festival Phénomena

Body and Soul 15 octobre 2017

Sala Rossa, Montréal

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