« Tout ça est une histoire de viande et de béton ». Notre innocence, au théâtre de La Colline, jusqu’au 11 avril 2018

« Nous sommes pourtant toujours mythiques.

Coincés pour toujours entre le pitoyable et l’héroïque.

Nous sommes encore divins;

c’est ce qui nous rend si monstrueux.

Mais c’est comme si nous avions oublié que notre propre valeur excédait de loin celle de l’ensemble de nos biens. »

K. Tempest

 

            Sous des mots qui rappellent par moment l’écriture de Kate Tempest, Wadji Mouawad tente, pour la deuxième fois cette année de prendre la place de celui qu’il n’est pas. Après Tous des oiseaux, l’auteur cherche cette fois-ci à retranscrire la parole de la génération qui le suit.

Indigné de remarquer que « chaque époque essaie d’inventer une manière d’assassiner sa jeunesse », de voir que toute cette génération est considérée par les intellectuels comme « inapte à la pensée », consterné par cette attitude qui soutient qu’ « à la fois, on les oblige à être comme nous, et en même temps quand ils essayent d’être comme nous, on leur dit qu’ils en sont absolument incapables ». Il veut donner la parole à cette génération. Il veut la faire entendre.

Crédit Photo : Tuong-Vi Nguyen

C’est par ce désir d’écouter cette parole que sont nées les prémisse de cette nouvelle création.

Durant l’automne 2015, Wajdi Mouawad menait un atelier de recherche avec une dizaine d’étudiants. Cet atelier – Défenestration – gravitait autour de la réaction face à la perte et la mort d’autrui. Les attentats du 13 novembre et la mort brutale d’un des membres plonge l’atelier dans une mise en abîme jusqu’à la plus profonde réalité. « Notre innocence naît du refus que cette aventure puisse s’achever dans la mort ».

La pièce s’est alors écrite au fur et à mesure des répétitions mélangeant des parties du texte Victoire – publié en 2016 – l’écriture de Wajdi Mouawad et les mots des acteurs, tous âgés entre vingt trois et trente ans.

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Notre innocence met en scène trois regards : celui d’une génération vers les précédentes, celui d’une génération sur elle-même, puis celui de la génération suivante qui les observe.

Les dix-huit comédiens commencent la représentation à l’unisson : ils vomissent leur colère sur les générations précédentes. Portent à leur tour un discours de jugement sur la génération qui les juge. Laissent couler leur haine.

« C’est vous, ce mois de mai-là, mois mythique, sacré entre tous, avec lequel vous n’avez de cesse de nous écraser puisque vous, vous l’avez faite la révolution, vous, vous aviez le sens du partage, de la camaraderie, n’étiez pas scotchés à des portables, comme nous qui le sommes, qui n’aviez pas internet et toute cette rhétorique à vomir faite pour nous humilier, parce que nous, nous sommes des pauvres connards qui n’ont rien connu, rien fait, rien vécu (…) nous ne sommes pour vous qu’une continuité tout juste bonne à perpétuer la race, mais de la poésie de grâce, vous ne nous en accordez même pas l’ombre »

L’annonce du suicide de leur amie disloque le groupe en personnalités, forçant le spectateur à changer de regard et à écouter leurs échanges : à écouter la description d’une génération par elle-même.

Comment parler à la fille de leur amie, quel geste poser ? Comment connaître l’autre entre mensonge et illusion? Comment se placer dans le monde écrasé par l’héritage des générations passées? Comment retrouver notre innocence? Comment trouver une place?

«  Comment se consoler quand on sait qu’à 25 ans, on ne sera jamais mythologique? »

Le public est amené à écouter ces êtres qui se débattent pour tenter de comprendre la nouvelle, de saisir le geste et de s’innocenter de ce suicide, de s’innocenter du monde et de leurs vies, de leurs héritages…

 

Crédit Photo : Tuong-Vi Nguyen

 

« Les dieux sont tous là,

Car les dieux sont en nous.

 

Les dieux font des pauses clope là-derrière

les dieux sont aux bureau

les dieux n’en peuvent plus de donner toujours plus pour moins,

les dieux sont en raves –

a deux cachets de profondeur dans la danse –

les dieux sont dans l’allée en train de rire

les dieux sont chez le médecin

ils ont besoin d’un petit truc contre le stress

les dieux baisent aux chiottes sans capotes

les dieux sont au supermarché

les dieux rentrent chez eux à pied,

les dieux ne peuvent pas s’empêcher de zoner sur Facebook

les dieux sont dans un embouteillage

les dieux sont dans le train

les dieux regardent la pub

ils ne sont pas coupables –

ils travaillent pour la mairie

puis les voilà au chômage

la paye des dieux fini en alcool pissé au fond des WC

les dieux sont dans leurs jardins

avec leurs terrasses et leurs plantes

les dieux sont en classe

les pauvres, ils n’ont aucune chance

ils essayent de dire la vérité

mais la vérité est dure à dire

les dieux sont nés, ils vivent un temps

et puis ils vont mourir. »

K. Tempest

 

Le regard se décale à nouveau pour arriver à la hauteur de celui de l’enfant. Alabama. Et à travers le sien, à celui de toute une génération qui est là, à écouter sans être vu les discours, les paroles, les actes de la génération qui la précède : nous.

Elle en reprend ces mots : « Je suis là, le cœur ouvert, le cœur découvert, vous voulez en manger? Je vais vous amener le mien à dévorer. Tenez. »

Ce nouveau regard se pose comme leur salut. Notre salut.

            « Moi qui suis plus jeune, je vais regarder et prendre exemple sur vous. S’il vous plait, soyez sublime, soyez magnifique! »

Bien que, lors de cette première représentation, la pièce a semblé manquer de travail, l’énergie et le matériel de départ ne manquent pas de force. Il est évident qu’au fur et à mesures des représentations, cette création a toutes les chances de se bonifier en gagnant en assurance.

Auteure : Louise Gros

Crédit Photo : Tuong-Vi Nguyen

 

Liens : Extrait d’interview sur France Inter : https://www.youtube.com/watch?v=KRG9JJbmVsE

Théâtre de La Colline : http://www.colline.fr

Programmation du théâtre : https://www.youtube.com/watch?v=Sf3ye8GnJOw&t=5814s

 

 

Comments
One Response to “« Tout ça est une histoire de viande et de béton ». Notre innocence, au théâtre de La Colline, jusqu’au 11 avril 2018”
  1. daniel g dit :

    remarquable point de vue

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