Deux intenses personnages de Dostoïevski au Théâtre Prospero

Afin de marquer leur 40ème année, le groupe La Veillée nous propose de (re)découvrir deux grands personnages de Dostoïevski : deux hommes qui cherchent, chacun à leur manière, leur place dans le monde. Qui cherchent à trouver la bonne manière de le partager avec les autres. Ces deux adaptations de roman, joués simultanément de l’un et de l’autre côté d’un mur, nous amènent à découvrir le travail de deux metteurs en scène qui nous plongent dans deux univers bien différents.

 

Tout d’abord il y a le joueur : un personnage qui finira tout aussi seul que celui qui décida de s’enfermer, en pleine conscience, dans son sous-sol.

Ce roman, qui fut écrit en moins d’un mois sous la contrainte d’un éditeur avide d’argent et d’intérêt, a été directement inspiré de la vie de son auteur et de sa propre dépendance aux jeux. Cette obligation d’écriture donne l’occasion à Dostoïevski de dénoncer des comportements européens qu’il méprise, en démontrant ainsi une certaine supériorité de la Russie. D’origine ukrainienne, Gergory Hlady utilise quant à lui cet aspect chauvin du texte pour tenter de dénoncer, à travers son travail, le comportement actuel de la Russie. Ce metteur en scène a à cœur de « le libérer de cette Russie là », car « Dostoïevski n’a rien à voir avec les Russes de maintenant ».

Alex Bisping, Danielle Proulx cr photo@Matthew Fournier

Alex Bisping, Danielle Proulx cr photo@Matthew Fournier

Tout au long de la pièce, la mise en scène est axée autour du jeu, des jeux d’enfant aux jeux d’argent… Un aspect ludique empreint d’humour est placé au centre de son adaptation et de sa mise en scène, malgré le côté tragique de l’histoire. Car ce joueur, Alex, a un destin tragique.

Au service de la maison d’un général russe, le jeune protagoniste, Alexeï Ivanovitch, est fou amoureux de Paulina, la fille du fameux général. Alex commence à jouer à la roulette par amour, afin de l’aider à combler ses dettes, mais « l’amour et le jeu sont deux faces d’une même aventure (…), celui de remettre son destin dans les mains du hasard ». Et pour son plus grand malheur, il se prend vite au jeu, jusqu’à en être prisonnier. L’espoir. Le rêve de pouvoir enfin être quelqu’un d’autre et de pouvoir ainsi la prétendre.

Paul Ahmarani, Frédéric Lavallée cr photo@Matthew Fournier

Paul Ahmarani, Frédéric Lavallée cr photo@Matthew Fournier

Cette partie de l’histoire résonne avec celle de Martin Eden, personnage de Jack London, également considéré comme un double autobiographique non assumé, qui, suite à la rencontre d’une femme, change son destin dans l’espoir d’une ascension sociale, ce qui l’amène irrémédiablement à une profonde désillusion des hommes. Ainsi, Alex gagne une grosse somme à la roulette, et avec elle, sa propre perte. Enfermé dans sa dépendance, Alex en perd sa personnalité, ses amis et tout ce qui le définissait socialement : il est enfermé dans le jeu, n’ayant d’yeux que pour les balles tournantes de la roulette.

 

Voici une personne dont l’homme du sous-sol se cache.

 

Ce rêve de fortune, de richesse et de gloire, c’est exactement ce que l’homme du sous-sol, ce deuxième protagoniste de ce grand auteur russe, n’arrive ni à accepter ni à comprendre. Un point sur lequel ces deux personnages seront malgré tout d’accord, bien que l’un représente ce que l’autre répugne, c’est qu’  « en matière de lucre et de gain, ce n’est pas seulement à la roulette que les gens s’évertuent à gagner, à extorquer quelque chose aux autres, c’est partout, et on ne fait que cela ».

 

Quel dégoût il porte contre ces hommes-là!

Simon Pitaqaj-5@crédit Alexandra Camara (2)_LIGHTSimon Pitaqaj-5@crédit Alexandra Camara (2)_LIGHT

Et pour nous le raconter, dans un univers diamétralement opposé où l’humour n’est présent que pour supporter le désespoir, l’homme du sous-sol nous emmène, doucement, dans la plus profonde intimité de ses pensées.

Il s’agit d’un homme qui ne peut se résoudre à se confronter au monde extérieur et aux gens qui l’entourent, bien qu’il n’en soit pas pour autant heureux dans sa solitude. C’est un homme qui, par dégoût des autres et refus du conformisme, s’enferme dans son sous-sol afin d’atteindre la liberté. Et nous, qui venons lui rendre visite, nous l’attendons dans le couloir. Nous attendons qu’il nous ouvre la porte.

Il vient nous chercher.

En nous regardant chacun dans les yeux, comme pour savoir qui allait être ses invités du soir, l’homme encore inconnu commence une conversation avec le public. Puis il nous ouvre la porte, et derrière elle, nous introduit dans l’univers dont il est le roi : son monde, son imaginaire, ses pensées. C’est dans cette salle du théâtre Prospero, plus intime que jamais, que cet inconnu nous dévoile 40 ans de questionnements, de souvenir, de regrets qui débordent et s’entassent, dans un monologue où l’on trouve si peu de choses à critiquer.

Il n’y a aucun doute, c’est un homme de réflexion. Simon Pitaqaj, acteur et metteur en scène de cette si belle création, le définit comme « un homme radical (…) qui rejette la société dans laquelle il vit ». Dans tout les cas il la questionne. Le succès, la richesse, c’est ça le but de la vie? « Dès l’âge de 16 ans, ils ne s’inclinent que devant le succès »… Et vivre, qu’est-ce? « Vaut-il mieux un bonheur bon marché ou un malheur qui coûte cher? », à quelle case dois-je correspondre? Comment me définir? Qui suis-je??

Comment sortir et avancer sans connaître ces réponses ?

« Moi je ne faisais que rêver et pourtant, c’était eux qui vivaient la vraie vie ». Il les envie, bien qu’il les méprise, ces « hommes d’action ». Ces hommes qui semblent vivre sans problème avec le monde, « toujours guidé par une motivation : la soif de gloire et la notoriété, l’apât du gain ». Qui peuvent aimer sans se questionner. Se mettant de plus en plus à nu devant son public, il avoue un regret, jusqu’à mettre en doute la supériorité de la raison. Cet homme, qui met la raison au delà de tout, se met à le regretter : il aurait aimé savoir l’aimer, sans réagir par la pensée. Il regrette de ne pouvoir se laisser vivre au dehors de cette prison de l’esprit, comme les autres. Il « veut la paix », il veut sortir ! Il casse le mur, mais… « pourtant, c’était plus fort que lui, il a continué ».

Simon Pitaqaj -6@crédit Alexandra Camara_LIGHTSimon Pitaqaj -6@crédit Alexandra Camara_LIGHT

C’est entouré d’une scénographie encombrée, remplie de pensées fourmillantes d’images et d’idées enchevêtrées dans un tourbillon sans fin, de jeu et de marionnettes à qui l’on peut parler sans réponse, que S. Pitaqaj nous offre un jeu d’acteur qui nous fait oublier que c’en est un.

Il faut dire que lui aussi se questionne : L’homme du sous-sol « est passionnant, surtout à la lumière du monde dans lequel on vit : un monde de finance, des hommes d’action, le libéralisme. Comment exister aujourd’hui en tant que jeune ou moins jeune? Quel avenir se dessine devant nous? Quel espoir? Nous vivons une période bouleversante, pour ne pas dire alarmante, et je trouve que Dostoïevski peut nous aider à explorer certaines pistes de l’existence ». Sa compagnie : Liria (liberté en Albanais), met toujours en lumière des personnages confrontés à une certaine dualité, et c’est ainsi que S. Pitaqaj se réapproprie le texte, en le rendant encore plus actuel qu’il ne l’est déjà.

 

 

Et quand l’homme du sous-sol nous dit qu’il « est un homme malade ». Quand le livre nous questionne à savoir, est-ce bien l’homme du sous-sol qui est malade, ou la société dans laquelle il évolue? Le joueur y répond de façon évidente, c’est bien le monde qui est malade…

Et si il y a bien une rencontre à faire à Montréal, avant le 13 février, c’est bien d’aller lui rendre visite, à lui, dont on ne sait rien, même pas le nom, et qui nous ouvre grand sa porte pour ne jamais nous le révéler.

 

Auteure : Louise Gros

Image de garde : Simon Pitaqaj@crédit Alexandra Camara_LIGHT

Des livres à lire … :

  • Le joueur et l‘homme du sous-sol de Dostoievski
  • Martin Eden de Jack London

Quelque chose à écouter :

Et quelques liens :

– Prospero : http://www.theatreprospero.com

– Liria : http://www.compagnieliria.com

 

 

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